Chapitre 8

 

L'âge des catastrophes et les rançons des rois

 

Le XIVe siècle n’a pas d’équivalent dans l'histoire pour sa série de famines, d'infections, de chaos social et de guerres. Il présente un contraste terrible avec les progrès et les réalisations admirables qui avaient marqué les XIIe et XIIIe siècle en Europe. L’historienne Barbara Tuchman, qui a écrit tout un livre sur les horreurs du XIVe siècle ("Un lointain miroir"), le décrit comme « une époque violente, tourmentée, sans repères, un âge de souffrance et de désintégration, dans lequel beaucoup voyaient le triomphe de Satan. »1 Le XXe siècle a aussi eu ses terreurs apocalyptiques, mais, au moins, la paix régnait entre les principales puissances européennes de 1900 à 1914, de 1918 à 1939, et après 1945. Il n’y a pas eu de tels répits au XIVe siècle.

Comment les rayons de l'or pouvaient-il encore percer à travers les ténèbres de cette époque ? Eh bien, nous allons voir, pourtant, que l'or n'a parfois que trop brillé, durant ces temps tragiques. L'or a aussi sauvé des vies qui sans lui auraient été perdues. Cette époque n’apporta pas de progrès comparables aux deux siècles précédents dans les techniques monétaires ou dans les autres instruments financiers, mais l'or ne passa jamais totalement au second plan. Quand finalement les horreurs du XIVe siècle firent place aux progrès du XVe siècle, que ce soit dans les modes de vie ou dans le développement économique, la quantité d’or disponible s’avéra de nouveau très inférieure aux besoins, et cela mit en branle un vaste mouvement pour aller chercher des nouvelles sources dans d'autres parties du monde.

 

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L'été 1314 fut inhabituellement froid et humide en Europe. Les moissons étaient en retard, les récoltes pourrissaient sur pied, et les autorités inquiètes imposaient un contrôle des prix sur les produits agricoles et sur le bois de chauffe. On avait déjà souvent connu ce genre de malheur dans le passé.

Mais la météorologie épouvantable de 1314 n'était que le début d'une longue série de catastrophes. Les mauvaises récoltes arrivent rarement deux années de suite, néanmoins le temps, en 1315, était encore pire que l'année précédente. Des pluies violentes et incessantes causèrent des inondations qui emportèrent les digues. Les crues des rivières détruisaient des villages. Des violentes tempêtes s’abattaient sur les côtes. La tragédie s'étendait de l'Écosse jusqu'en Italie et des Pyrénées jusqu'aux contrées slaves. Les prix des denrées alimentaires furent multipliés par cinq et la famine se répandit. Et ce n'était pas encore fini. Le temps fit de nouveau des ravages en 1316, causant la pire famine de l'histoire de l'Europe.* Les gens mangeaient les chats, les rats, les insectes, les déjections des animaux, et même, faute d'autre chose, déterraient les cadavres des cimetières. Les épidémies et les crimes violents régnaient partout. La flagellation publique jusqu'au sang était commune. Les boucs émissaires – les Juifs, les lépreux, les aristocrates – étaient tués sans hésitation.

La Grande famine – comme on l'appellerait – n'était, pourtant, qu'un hors-d'oeuvre par rapport à l’histoire qui va suivre. En 1347, les Génois défendaient en Crimée leur colonie de Kaffa (connue de nos jours sous le nom de Féodosia) assiégée par une armée de Tatars venus d'Extrême-Orient et qui s'étaient répandus dans toute la Russie. Le siège ne se passait pas bien pour les Tatars, aussi décidèrent-ils de catapulter un nouveau type de projectile par-dessus les murs de la ville : les cadavres de leurs propres hommes qui venaient de mourir d'une forme particulièrement virulente de la peste. Frappés de terreur – et bientôt malades – les Génois abandonnèrent Kaffa et s'enfuirent sur leurs galères, à travers la mer Noire et la mer Égée, jusqu'en Italie. Quand un des navires génois arriva à Palerme, en Sicile, les puces, les rats et les moribonds déclenchèrent ce que l'on a appelé la Peste noire, ou aussi la Grande peste.2

Pendant les deux années qui suivirent, cette maladie effroyable se propagea comme un feu de brousse à travers toute l'Europe. Les décomptes de population sont fragmentaires et peu fiables, mais il est vraisemblable que la Grande peste a tué environ un tiers des êtres humains entre l'Inde et l'Islande, faisant au moins vingt millions de morts. La population de l'Europe ne retrouverait pas son niveau de 1300 avant le milieu du XVIe siècle (250 ans plus tard).3

Les hommes, et une proportion encore plus élevée de femmes, mouraient si vite que le temps et l'envie manquaient pour leur rendre les derniers devoirs, et une inhumation honorable était hors de question. Dans certaines grandes villes, la proportion de décès était supérieure à 50 %. Elle atteignait son maximum dans les enceintes closes, comme les monastères. La peste ne respectait aucun statut social : elle prit le roi de Castille ; la reine d'Aragon et sa fille ; le fils de l'empereur de Byzance ; la reine de France*, ainsi que sa fille ; la reine de Navarre ; l'épouse du Dauphin ; Laure de Noves, le tendre amour de Pétrarque ; les peintres siennois Ambrosio et Pietro Lorenzetti ; Andrea Pisano de Florence ; le grand historien Giovanni Villani (qui mourut au milieu de la phrase : « Au sein de la pestilence arrivait la fin... ») ; la seconde fille du roi Édouard III d'Angleterre ; l'archevêque de Canterbury ; son successeur désigné ; et le successeur de son successeur.4 Et, comme si tout cela ne suffisait pas, en 1348 – alors que la Peste noire gagnait encore en vitesse –, un tremblement de terre catastrophique ravagea l'Italie de Naples jusqu'à Venise, avec des répliques qui détruisirent des immeubles et tuèrent des personnes jusqu’en Allemagne et en Grèce.

La nature ne fut pas, tant s'en faut, la seule force qui apporta la violence et la mort au XIVe siècle. Les changements brutaux de pouvoir étaient endémiques.

En 1303, le pape Boniface VIII fut fait prisonnier par la foule romaine et il mourut peu après dans des circonstances mystérieuses ; un historien parle de sa mort « par humiliation »5**. Son successeur fut assassiné. Le suivant dans la liste, un Français qui prit le nom de Clément V, prit la sage décision, en 1305, de transférer la papauté dans l'enclave papale d'Avignon, dont il était originaire. Pendant les soixante-treize années qui suivirent, les papes y menèrent une vie fastueuse. Pétrarque se plaignait que même les chevaux papaux « étaient habillés d'or, nourris d'or, et auraient aussi été ferrés avec de l'or si Dieu n'avait stoppé ce luxe extravagant. »6 Quelle était la source de tout cet or ? Eh bien, il venait de tous les legs laissés par les personnes riches mortes de la Peste noire. C'est à ce moment-là que le roi de France, Philippe IV le Bel, interdit toute exportation d'or de France. Un auteur suggère que c'est cette décision, plus que la crainte de violences physiques, qui est l’explication de l'installation des papes en Avignon. En effet, explique-t-il, la papauté aurait fait faillite si elle était restée à Rome ; en déménageant en France elle continuerait, au contraire, à percevoir ses considérables revenus d'origine française.7

En 1327, Édouard II d'Angleterre, un homosexuel déclaré, était assassiné à l’aide d’un tisonnier brûlant enfoncé dans son rectum. Après seulement deux années sur le trône, en 1316, le roi de France Louis X, dit le Hutin (c'est-à-dire "le Querelleur"), mourrait. Même les mélancoliques Danois, en 1332, sombrèrent dans l'anarchie. Dans le Saint Empire romain, les Guelfes entraient en conflit avec les Gibelins. En 1338, la guerre qui allait durer plus de cent ans éclatait entre l'Angleterre et la France, ajoutant les tueries organisées par l'état à toutes les détresses privées. Des soulèvements ouvriers éclatèrent en Italie en 1346-1347. Peu après, la révolte conduite par Cola di Rienzi, pour tenter de restaurer la république de Cicéron, jetait Rome dans le chaos. En 1358, de violentes jacqueries paysannes éclataient en France en réaction contre les impôts pour financer la guerre, ainsi que pour payer l'énorme rançon du roi Jean le Bon, et en révolte contre les pillages perpétrés par les bandes de mercenaires errants*. Un an après l'insurrection de Florence de 1378, les tisserands et les marchands de Gand se soulevaient à leur tour ; ils allèrent jusqu'à détourner la Lys, ce qui fit dire à Froissart, le célèbre chroniqueur : « Que penseront plus tard ceux qui apprendront cela ? Que c'était l'oeuvre du diable ? »8 En 1381, après une nouvelle série d’impôts locaux, de violentes révoltes paysannes, menées par Watt Tyler, éclatèrent en Angleterre. Dix-sept ans plus tard, Henry Bolingbroke déposait son cousin, le roi Richard II.**

 

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Tous ces morts, toutes ces dislocations, en particulier les ravages de la Peste noire, eurent des conséquences économiques tout à fait étranges. Alors que des foules d'êtres humains disparaissaient, leurs biens physiques et leur richesse monétaire étaient encore là. Les événements macabres rendirent les Européens survivants beaucoup plus riches qu'avant la tragédie. Pour le dire en un mot : les pauvres devinrent moins nombreux et les autres plus riches. Ils allaient bientôt se comporter en conséquence.

Selon un historien qui étudia les archives de la ville d'Albi dans le sud de la France, ses habitants disposant d'une fortune supérieure à cents livres passèrent, entre 1343 et 1357, de 11 % à 20 % de la population ; pendant le même temps ceux qui avaient moins de dix livres passaient de 31 % à 18 %.9 Beaucoup de gens mouraient sans avoir eu le temps de rédiger un testament, laissant souvent leur richesse sans héritiers clairement identifiés. Les avocats étaient en forte demande pour résoudre les disputes sur les héritages et les successions, mais cela offrit aussi, au plus entreprenants, l'occasion de s'emparer de biens que personne ne réclamait. De plus, comme le nombre des ouvriers avait sensiblement diminué, la pénurie de travail, jointe à l'abondance de monnaie***, entraîna une forte augmentation des salaires et des revenus de travailleurs.

Contrairement à ce à quoi on pourrait s’attendre en pareilles circonstances, avec tant d'ouvriers quittant la ferme, attirés par les tentations de la ville, les prix des denrées alimentaires restèrent étonnamment stables. La baisse de population était tellement énorme que son impact était encore plus grand sur la demande de nourriture, que ne l’était, sur l’offre, la baisse du nombre d'ouvriers agricoles.10 Comme les dépenses pour les produits de base représentaient une part moindre des budgets, la consommation de viande, de beurre, de poisson, de vin, et d'épices commençait à augmenter, même au sein des couches en bas de l'échelle sociale.11

En ces temps turbulents et incertains, l'incitation à épargner était faible, alors que tout portait à dépenser. En 1375, un chroniqueur florentin s'indignait encore « au spectacle du popolo minuto qui refusait de reprendre son travail, s'habillait d'une façon qui ne convenait pas à sa station, et n'acceptait que les mets les plus délicats à sa table. »12 En Grande-Bretagne, une pétition des Communes de 1362 attribuait la responsabilité de la hausse des prix au fait que « les ouvriers s'habillaient comme des artisans, les artisans comme des valets, les valets comme des propriétaires et les propriétaires comme des chevaliers. »13 William Langland, dans Piers Plowman*, s'attaquait à l'ouvrier « qui refusait d'accepter son pauvre destin, mais préférait blâmer Dieu ; qui murmurait contre la Raison et jurait contre le roi et son conseil qui avaient pris des décisions [le blocage des salaires] au détriment des travailleurs. »14

Le clergé ne faisait pas exception. En 1351, le pape Clément VI admonestait ainsi ses prélats : « Que pouvez-vous prêcher au peuple ?... Sur la pauvreté, vous êtes tellement envieux que tous les privilèges du monde ne sont pas encore assez pour vous. Sur la chasteté – vous êtes silencieux sur le sujet, car Dieu sait ce que chaque homme fait, et combien d'entre vous satisfont leurs désirs. »15

Alors que le coût des denrées agricoles courantes, produites localement, était relativement stable, les denrées exotiques devenaient à la mode, avec les conséquences que l'on imagine sur leurs prix. Selon une autorité, l'indice des prix pour les biens importés, tels que le hareng, le poivre, l'huile, le sucre, les amandes et le safran, passa du niveau 100 durant la période 1261-1350, au niveau 162 durant la période 1351-1400. Il calcula aussi que, dans le même temps, les dépenses par personne sur le vin approximativement doublèrent.16

L'appétit croissant pour les produits de luxe importés, tels que les nourritures exotiques, et le goût populaire pour les vêtements plus soignés, rajoutés à la pression fiscale pour financer la guerre, stimulaient la demande d'or et d'argent. L'offre de métal précieux, cependant, n'arrivait pas à suivre l'expansion de la demande. Les pénuries de métal laissaient les ateliers de frappe inactifs pendant de longues périodes. De 1373 à 1411, l'Angleterre produisit en moyenne £9500 de pièces d'or annuellement, environ un dixième de la production d’avant la Peste noire.17 Les ressources minières s'épuisaient aussi, car même avec des salaires élevés les hommes n'acceptaient plus le travail pénible dans les mines d'or. Les décrets contre l'exportation de la « bonne monnaie » ou des métaux précieux n'étaient pas plus efficaces que les régulations imposant aux importateurs d'utiliser leurs revenus pour acheter des produits locaux et les exporter. La répétition de telles ordonnances suggère qu'elles étaient difficiles à mettre en application et fréquemment ignorées.18

Le contrôle des salaires et des activités ne réussissait pas mieux. Par exemple, la Loi sur les Laboureurs, promulguée par Édouard III, en 1351, fixait des plafonds pour les salaires, correspondants aux niveaux d'avant la peste, exigeait que tous les hommes capables travaillent, limitait la mobilité des ouvriers entre différentes occupations, et même entravait leur liberté de mouvement entre villages. Les tentatives répétées d'imposer ces restrictions conduiraient finalement à la brutale rébellion de Watt Tyler en 1381.19

L'un des efforts les plus curieux – tout aussi inefficace que les autres – de faire des économies sur l'or consista en une série de régulations qui portent le nom bizarre de lois somptuaires. Le mot vient du Latin sumptuarious – "relatif à la dépense" – et a la même origine que l’adjectif somptueux. Somptuaire partage aussi une racine avec le mot consommation, qui comprend les éléments con (du Latin cum, "avec" ; ici "avec [soi]") et som (du latin sumo, "prendre, s'approprier").

L'objectif de ces lois était d'économiser l'or, si rare, en interdisant de l'utiliser pour des dépenses personnelles de luxe – un souci étrange après la Peste noire. C'était une époque, explique Tuchman, « de joie frénétique, de dépense débridée, de luxe et de débauche. »20

Une autre loi d'Édouard III, de 1363, était typique de ces lois somptuaires du XIVe siècle. Édouard fixa les plafonds que chaque classe sociale devait respecter dans ses dépenses de luxe. Les rustres devaient limiter leurs dépenses vestimentaires au drap de laine ou dans ce tissu grossier brun rouge, produit chez soi, qu’on appelait rousset ; les domestiques et les serviteurs n'étaient pas autorisés à porter de l'or sous quelque forme que ce soit ; les gentilshommes en dessous du rang de chevalier n'avaient pas le droit de porter des vêtements dorés ; et il était interdit aux chevaliers de porter des anneaux en or. En 1380, le roi de Castille alla jusqu'à interdire à tous les Espagnols, saufs aux reines et aux princesses, de porter des vêtements ou des bijoux en or.21

Comme pour les prohibitions d'exportation de l'or, et sans doute pour les mêmes raisons (d’inefficacité), des lois somptuaires durent être promulguées à de nombreuses reprises. L'or, comme la liqueur, satisfait trop de besoins pour pouvoir être prohibé.

 

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L'or des empereurs byzantins leur servait à acheter des mercenaires qui partaient se battre et donner la mort à leur place. La guerre presque permanente du XIVe siècle confia à l'or le rôle opposé : il servit à payer des rançons qui sauvèrent des vies. La plupart des rançons, au XIVe siècle, consistaient en mouvement d'or entre pays européens, mais les risques de défaite militaire dans chacun des pays ne laissaient d'autre choix aux monarques que de faire d'énormes réserves d'or pour se prémunir contre les mauvais jours où il faudrait racheter les prisonniers. Dans l'épouvantable environnement du XIVe siècle, les rançons étaient particulièrement onéreuses.

Devons-nous déplorer le prix élevé du rachat des prisonniers ? Plus le prix que pouvaient espérer les vainqueurs était élevé, plus grande était l'incitation à éviter les carnages sanglants sur les champs de bataille. Le business des rançons – car, par beaucoup d'aspects, il s'agissait bien d'un business – a dû sauver beaucoup de vies, particulièrement dans les classes supérieures de la société.

L'exemple le plus spectaculaire de capture et de rançon concerne le roi de France lui-même, Jean II, plus connu sous le nom de Jean le Bon. Jean aimait le luxe au point d'avoir fait décorer par le peintre de la cour ses cabinets. Fait remarquable pour l'époque, il avait ordonné la traduction de la Bible en français afin qu'il puisse la lire plus aisément. Il dépensait tant d'argent pour lui-même et pour combattre les Anglais qu'il devint bientôt un expert dans la dégradation de la monnaie : dix-huit altérations durant la première année de son règne, et soixante-dix autres pendant les dix années suivantes. Un ecclésiastique, qui trouvait les affaires monétaires de son temps encore plus déconcertantes que la Peste noire, est l’auteur de ces mots immortels :

 

L'argent et la monnaie sont des choses bien étranges.

Elles ne cessent de monter et de descendre sans que personne ne sache pourquoi ;

Vous cherchez à gagner et vous perdez, quels que soient vos efforts.22

 

Le fils de Jean le Bon, le Dauphin (qui était aussi duc de Normandie), était envers son père d'une loyauté fluctuante. En avril 1356, il recevait à dîner dans son château de Rouen son cousin et voisin Charles le Mauvais, roi de Navarre et possédant aussi des domaines en Normandie, afin de mettre sur pied une conspiration pour s'emparer du trône de France. Charles le Mauvais était réellement si mauvais que n'importe qui comparé à lui, comme par exemple Jean, ce serait vu qualifié de « bon »*. Jean, qui avait été averti de la réunion entre Charles et le Dauphin, fit irruption pendant le dîner, en armure et l'épée à la main. Il fit massacrer quelques-uns des compagnons de Charles, jeta Charles en prison et confisqua ses possessions normandes.

Le frère de Charles et ses compagnons survivants firent alors appel aux Anglais pour les aider à récupérer leurs domaines. Les Anglais répondirent promptement et bientôt une armée commandée par le duc de Lancastre se mettait en route pour la France, via Cherbourg. En juillet, le prince de Galles, connu sous le nom de Prince Noir, l'un des plus grands combattants et chefs militaires de son époque (« noir » faisait référence à son armure), débarquait à Bordeaux avec huit mille hommes et se lançait dans une série de raids dévastateurs, tout en progressant vers le nord à travers l'ouest de la France. Jean jugea qu'il n'avait pas d'autre choix que de faire face à ses ennemis dans une bataille frontale. Conduisant avec confiance son armée de seize mille hommes, la plus grande armée du XIVe siècle, Jean descendait vers la Loire pour stopper l’avance du Prince Noir vers le nord.23

Le 19 septembre 1356, l'armée française, bien qu'occupant des positions stratégiques supérieures et disposant de troupes doubles de celles de l'ennemi, était battue à la bataille de Poitiers par l'armée du Prince Noir. La bataille se déroulait depuis déjà sept heures quand les Anglais découvrirent l'unité dans laquelle se trouvait Jean et la chargèrent à toute vitesse, « comme un sanglier furieux de Cornouailles. »24 Jean se battit vaillamment, un de ses fils à ses côtés,* mais il perdit son heaume, et deux blessures qu'il reçut de visage commencèrent à saigner. Quand des voix lui crièrent « Rends-toi, rends-toi, ou tu es un homme mort »25, Jean retira son gant et le jeta aux pieds du soldat ennemi. Le roi de France était maintenant un prisonnier de guerre.

Le roi n'était pas la seule capture de prix des Anglais, ce jour-là. La liste incluait tous les chefs militaires français de haut rang et plus de deux mille membres de l'aristocratie. C'était plus que ne pouvaient traiter les Anglais sur place. Ils demandèrent à la plupart des prisonniers de promettre sur l'honneur de venir à Bordeaux avec leur rançon, avant Noël – au temps de la chevalerie une telle requête n'avait rien d'inhabituel. Malgré cela, les soldats anglais se plaignaient encore que leurs archers étaient trop précis, car, en atteignant tant de fois leur cible, ils les avaient privé d'un nombre encore plus grand de prisonniers à échanger contre des rançons.26

Sept mois après la bataille, le Prince Noir emmenait le roi de France en Angleterre et l'installait fastueusement à l'Hôtel de Savoy, en attendant le paiement de la rançon. Mais quelle était la taille de la rançon ? Quand les Français rejetèrent un premier arrangement en 1358, les Anglais répondirent en augmentant encore leurs exigences. Cependant, le temps s'écoulait.

En mars 1359, six mois avant l'expiration de la trêve négociée à Poitiers, Jean signait le Traité de Londres. On devine son désespoir quand on lit les conditions qu'il accepta : en échange de sa libération, il cédait tout l'ouest de la France, de Calais jusqu'aux Pyrénées, et promettait le versement d'une rançon de quatre millions d'écus d'or (l'équivalent de £600 000), garantie par quarante nobles et membres de la famille royale gardés en otages. Si les Français gênaient de quelque manière que ce soit l'exécution du traité, Édouard était en droit d'envoyer de nouveau ses armées en France – aux frais du roi de France. Édouard savait ce qu'il faisait en mettant une telle pression financière sur l'ennemi, car ses guerres en France étaient horriblement coûteuses. En une seule année, il avait emprunté deux cent mille florins d'or à ses banquiers italiens (qu'il ne remboursa jamais).27

Quand le Dauphin, en qualité de Régent de France, en l'absence de son père, prit connaissance des termes de cette capitulation, il convoqua les états généraux afin de l'aider à faire le difficile choix entre accepter la paix ou repartir en guerre. La réponse fut immédiate et unanime : le traité était inacceptable. La France était de nouveau en guerre avec l'Angleterre.

Les Anglais lancèrent aussitôt une nouvelle longue campagne dans le nord de la France, mais, cette fois-ci, les Français surent résister à la tentation des batailles frontales, préférant la stratégie de la terre brûlée. Le 13 avril 1360, alors qu'une armée anglaise amoindrie et misérable campait du côté de Chartres, une tempête de grêle d'une puissance inouïe s'abattit sur elle, accompagnée de vents de cyclones et de pluie glacée. Selon Tuchman, « En une demi-heure l'armée d'Édouard avaient subi des destructions qu'aucune force humaine n'aurait pu lui infliger, et qui ne pouvaient pas être interprétées autrement qu'un avertissement céleste. »28

Rares sont les chefs d'armée qui n'ont pas, à un moment ou à un autre, prêté attention aux messages des forces surnaturelles. Édouard III, pourtant d'un caractère endurci, jugea à ce moment-là que la valeur suprême était dans la modestie. De toute façon, il conservait une grande capacité de négociation, car Jean était toujours son prisonnier. Il accepta de rouvrir les discussions, qui conduisirent finalement à la signature, le 8 mai 1360, d'un nouveau traité dans le petit village voisin de Brétigny. La rançon de Jean était ramenée à trois millions d'écus d'or. Les concessions territoriales étaient aussi réduites, mais elles représentaient quand même encore à peu près un tiers de la France, une prise de guerre sans équivalent jusqu'à l'invasion de la France par Hitler, 580 ans plus tard.

Le traité était explicite en ce qui concerne les quarante otages gardés en gage du paiement de la rançon du roi. Ses clauses incluaient les deux plus jeunes fils du roi, son frère, le beau-frère du Dauphin, et cinq grands comtes. Après un premier versement de six cent mille écus d'or, représentant un cinquième de la rançon, les Anglais acceptèrent que Jean quitte Londres et rentre à Calais. Dix compagnons du prisonnier furent libérés en même temps que lui, mais ils furent remplacés par quarante notables membres du Tiers-État – c'est-à-dire de la bourgeoisie. Comme Willie Sutton*, Édouard III savait où se trouvait l'argent. Le reste de la rançon de Jean devait être versée en six paiements semestriels de 400 000 écus d'or, un cinquième des otages étant libéré après chaque versement.

Cette rançon aurait déjà été un poids terrible sur les Français dans n'importe quelle circonstance, mais elle était particulièrement difficile à supporter après les destructions de la Peste noire et les ravages et les déprédations de la guerre. Les Français avaient tellement de difficultés qu'à un certain moment ils invitèrent les Juifs, qu'ils avaient chassés de France en 1306, à revenir, leur proposant un droit de résidence pendant vingt ans en échange d'un paiement initial de vingt florins par personne plus une taxe annuelle de sept florins.29 Jean offrit, comme contribution personnelle, l'énorme dot en or qu'il avait reçue lorsqu'il avait épousé la fille, alors âgée de onze ans, du riche tyran milanais Galeazzo Visconti, une décision que le chroniqueur Matteo Villani a décrite comme « le roi vendant sa propre chair aux enchères. »30

Le premier versement de la rançon fut donc effectué en octobre 1360. Édouard rencontra Jean à Calais et les deux monarques jurèrent de préserver la paix pour toujours. Après quatre ans de captivité, le roi de France était de nouveau un homme libre. Les temps, néanmoins, n'étaient pas aux réjouissances. Jean retournait dans un pays déchiré (les partisans du Dauphin venaient d’assassiner le prévôt des marchands de Paris, qui, après les états généraux, commençait à montrer trop de puissance), un pays que Pétrarque, à ce moment-là ambassadeur des Visconti, a décrit comme « un tas de ruines... Partout régnaient la solitude, la désolation et la misère. »31

Ce n'est pas non plus la fin de l'histoire du paiement de la rançon de Jean. La peste, qui réapparaissait sporadiquement, avait tué quelques-uns des otages en Angleterre. D'autres membres de ce groupe tentaient d'utiliser leurs propres ressources pour racheter leur liberté. Bientôt les versements de la rançon prirent du retard. Les territoires cédés aux Anglais résistaient aux changements de souveraineté. En 1363, considérant que son honneur était en cause, Jean retraversa la Manche dans la semaine après Noël et se constitua lui-même de nouveau prisonnier à Londres en dépit des conseils de ses ministres, ses prélats et ses barons. Il fut reçu en grande pompe par les Anglais, mais tomba bientôt malade et mourut en avril 1364. Il allait avoir 45 ans. Un million d'écus d'or étaient encore payables sur sa rançon.

Au bout du compte, seulement la moitié de la rançon fut payée, mais un million et demi d'écus d'or restaient une somme colossale. Cela représentait la paye d'une année pour six mille ouvriers agricoles, ou trois cent mille moutons, ou 1,6 millions de gallons de bière, ou encore plus de quatre fois le total de tous les impôts locaux, qui vingt ans plus tard allaient provoquer une nouvelle violente rébellion.32

 

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Un autre paiement de rançon avec de l'or mérite quelques commentaires, même si l’histoire se passe au siècle suivant. Cette rançon-ci, au XVe siècle, était encore la conséquence des guerres entre l'Angleterre et la France, qui opposèrent les deux pays épisodiquement jusqu'aux années 1470.

En 1478, sous le règne du roi de France Louis XI, Édouard IV d'Angleterre accepta d'abandonner un plan pour envahir la France en échange du versement par les Français de soixante-quinze mille couronnes, plus une pension annuelle de cinquante mille couronnes. L'année suivante, les Français acceptèrent une rançon de cinquante mille couronnes, payable en cinq versements annuels, pour faire libérer Marguerite d'Anjou, la veuve du roi anglais Henri VI. Christopher Challis, dont l'histoire de la Monnaie anglaise fait autorité, calcula que si tout cet argent a été payé jusqu'à l'époque de la mort d'Édouard IV, en 1483 – et il semble bien qu'il a été payé – le total se monte à 517 000 couronnes ou encore £103 400. En comparaison, la production totale de la Monnaie anglaise, entre 1474 et 1482, était de £185 684.

Les Anglais firent une meilleure affaire que ne le montrent les chiffres bruts. En 1471, durant la Guerre des Deux Roses, les chefs du côté des Yorks, Édouard et son frère Richard, duc de Gloucester, – respectivement, les futurs Édouard IV et Richard III – avaient capturé, déposé et assassiné le roi Henri VI, qui était du côté des Lancastres, ainsi que son fils, le prince de Galles. Cet événement mit celle qui était alors reine, Marguerite d'Anjou, involontairement au chômage. On ne peut que se demander pourquoi donc les Français décidèrent de payer une somme aussi importante pour persuader les Anglais de laisser partir Marguerite. C'était une abominable vieille femme aigrie qui passait son temps à se plaindre des malheurs que les Yorkistes avaient infligés à son mari et à son fils.

Édouard et Richard devaient considérer qu'il était important de s'en débarrasser. Dans l'Acte I, Scène 3 de la pièce de Shakespeare, Richard III, Richard s'adresse en ces termes à Marguerite d'Anjou « Toi qui n'est qu'une vieille sorcière racornie et pleine de haine... » Il n'y avait sans doute là rien que de naturel dans l’attitude de Richard, car Marguerite de son côté, parmi d'autres choses, l’apostrophe ainsi  « créature infernale, avorton, porc nourri de fumier... fils du diable / Toi, détestable fruit issu des flancs de ton père ! » Nous devons, peut-être, tenir compte de la licence poétique que s'accordait Shakespeare. Marguerite était célèbre pour sa grande beauté. Mais, après son retour en France, elle fut victime d'une maladie de la peau, décrite par un historien plus précis que Shakespeare comme « une desquamation qui emporta sa beauté. En quelques jours elle devint hideuse. Seuls restaient ses yeux, ravagés et terribles. »33 Mais on ne peut que spéculer sur le sort que les Yorkistes auraient réservé à Marguerite si le roi de France n'avait pas généreusement offert cinquante mille couronnes pour la satisfaction discutable de la rapatrier.

 

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Ceux qui vécurent à travers toutes les épreuves du XIVe siècle devaient penser que l'âge des ténèbres était définitivement arrivé. Pourtant, alors qu’approchait le nouveau siècle, les conditions de vie en Europe commençaient à s'améliorer. Avec la paix, les terres abandonnées avaient pu être remises en culture, et la baisse des prix agricoles qui s'ensuivit encourageait la natalité. Après avoir perdu six millions de personnes, entre 1350 et 1400, la population européenne augmenta de cinquante millions – soit d'environ un tiers –, dans les cinquante années suivantes, et gagna encore neuf millions de personnes, entre 1450 et 1500. Des sources de nourriture plus abondantes facilitaient aussi un retour à l'urbanisation, qui à son tour encourageait le redémarrage du commerce et de l'industrie.34

Les progrès n'étaient pas uniformes à travers l'Europe. L'Italie s'en tirait mieux que les autres pays européens ; et, là-bas, le fleuron du XVe siècle était Venise, même si Florence devint aussi un grand centre du commerce, de l'industrie, de la finance – et des arts – durant cette période. Venise restait le plus important port de commerce avec les pays d'Orient, mais la ville n'était pas seulement un ensemble d’îles charmantes, en haut de l'Adriatique. À la fin du siècle, Venise contrôlait la plupart des villes dans un rayon de deux cents kilomètres autour de la place Saint-Marc – parmi lesquels des centres comme Vérone, Padoue, Vicenza, Ferrare et Bologne – ainsi que des îles comme Corfou, Chypre et la Crète, en Méditerranée.

Un tel pouvoir rapporte de l'or. Les territoires versaient un million de ducats d'or par an aux Vénitiens. Ainsi furent financés un grand nombre des palais qui nous sont si familiers le long du Grand Canal, comme la Ca d'Oro, ou Maison de l'Or, dont la décoration extérieure était, à une époque, généreusement couverte d'or. Ce ravissant édifice est bien connu des millions de touristes modernes qui viennent y déposer leur bonne monnaie pour le plaisir de le visiter.

Les développements les plus révolutionnaires du XVe siècle eurent sans doute lieu dans une région qui était restée marginale en Europe durant le Moyen Âge : la Péninsule ibérique. Le mariage de Ferdinand d'Aragon avec Isabelle de Castille, en 1469, marqua le début de l'unification de l'Espagne. Sous leur autorité, les Espagnols se débarrassèrent enfin des Maures et, tant qu'ils y étaient, des Juifs aussi. Ferdinand et Isabelle furent à l’origine d’une puissante dynastie qui allait étendre le pouvoir de l'Espagne sur toute l'Europe et sur les Amériques. Une de leurs filles épousa le roi d'Angleterre, une autre, Jeanne la Folle, fut mariée au fils aîné de l'empereur du Saint Empire. La pauvre Jeanne gagna son surnom car, pendant de nombreuses années après la mort de son mari, elle transportait son cadavre avec elle dans ses déplacements. La contribution de Ferdinand et d'Isabelle, et de l'Espagne, à l'histoire de l'Amérique n’a pas besoin de commentaire.

Pendant ce temps, le Portugal évoluait aussi. Les Portugais avaient toujours été de grands marins. Dès 1300, ils s'étaient dotés d'une marine formée par les Génois et les Vénitiens. Le roi Jean 1er, couronné en 1385, était un monarque éclairé qui trouva le moyen de transformer une petite nation de troisième ordre et de seulement un million de personnes (un sixième de la population du Maroc) en une puissance internationale.35 Jean signa une alliance perpétuelle avec les Anglais, qui est encore en vigueur aujourd’hui.* Ensuite, il renforça cette alliance en épousant une petite fille d'Édouard III. Le frère de sa femme, Henry Bolingbroke, aller bientôt usurper le trône d'Angleterre occupé par Richard II. Le troisième fils de Jean, Henri le Navigateur, un ascète qui ne se maria jamais, fut encouragé par son père à lancer les grandes explorations du siècle. Ces explorations allaient conduire à la découverte de la route maritime vers l'Extrême-Orient en contournant le cap de Bonne Espérance, à la découverte de l'Amérique, et à la découverte triomphale par Magellan du détroit qui porte, depuis, son nom, entre l'Atlantique et le Pacifique, lors de sa circumnavigation autour du globe. Les Portugais furent tellement enthousiasmés par les succès de ces explorations que le pays perdit une partie non négligeable de sa population masculine en âge de travailler, car les hommes préféraient participer aux découvertes. Beaucoup d'entre eux soit s'installèrent dans des pays lointains, soit périrent dans des naufrages.

 

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La production d'or en Europe, au XVe siècle, était plus petite que jamais, comparée aux besoins. Un auteur estime que cette production, en 1400, n'excédait pas quatre tonnes.36 En pièces de monnaie, cela représente un peu plus d’un million de ducats.37 On estime aussi qu'au XVe siècle les Vénitiens exportaient à eux seuls l'équivalent d'une tonne d'or chaque année, sous forme de ducats, réduisant d'autant l'or disponible.38 L'historien économique Charles Kindleberger mentionne enfin l'estimation selon laquelle pas moins de 5 % de la quantité de monnaie disparaissait chaque année par la simple usure des pièces, la thésaurisation, les naufrages, ou parce qu'elles étaient refondues pour être employées à des usages décoratifs.*39

Après trois mille ans de développement de la civilisation, la quantité totale d'or en Europe, en 1500, sous toutes ses formes – pièces, trésors, et décorations de toutes sortes – aurait pu tenir dans un cube de deux mètres de côté, soit à peu près 160 tonnes.** Cette quantité disponible modeste avait pour conséquence que même les petites découvertes ou les transferts avaient un effet considérable sur le marché de l'or.40

L'historien économique John Day, dans un essai intitulé « La grande famine de lingot au XVe siècle », donne des exemples frappants de pénurie de pièces d'or à cette époque, ainsi que de l'inutilité des efforts des pouvoirs publics pour y remédier. « En 1409, les monnayeurs-changeurs de Paris se plaignirent ensemble qu'ils ne trouvaient plus de lingots d'or pour la frappe, à quelque prix que ce soit. Durant les années de guerre civile en France (1407-1435), l'influence de la guilde des orfèvres de Paris déclina rapidement, par manque de métal, manque de clients et à cause des nouvelles restrictions sur la fabrication d'objets en or et en argent, qui avaient pour objectif "d'empêcher la destruction de la monnaie royale." »41 Une ordonnance de 1401, édictée dans le port de Bruges (en Flandre, à l'époque possession bourguignonne), imposaient aux marchands de payer, dans les transactions avec l'étranger, seulement avec de l'or ; huit mois plus tard, l'ordonnance était annulée parce que trop peu de gens la respectait.42 Les ateliers de monnaie des États flamands furent fermées de 1402 à 1410.43 La production de pièces d'or par la Monnaie de la Tour de Londres, qui avait tourné autour de £5000 par an dans les années 1460, tomba à £2000 par an de 1476 à 1495, et ensuite fut pratiquement stoppée pendant dix ans. La production de pièces d'argent montre une évolution comparable.44 Day estime que les réserves totales de lingots en Europe diminuèrent de moitié entre 1340 et 1460.45

Dans beaucoup de communautés, la pénurie d'or et d'argent provoqua un retour au troc, particulièrement pour les paiements locaux. Le poivre, qui valait plus que son poids en or, était le produit le plus souvent utilisé à cet effet ; les princes allemands appelaient même leurs banquiers pfeffermann, littéralement "homme du poivre".46 Bien que cette forme de monnaie improvisée rendît des services, les importations de matières comme le poivre étaient irrégulières, entraînant une grande volatilité des prix. Quelques sacs de poivre déchargés à Amsterdam ou à Londres pouvaient faire baisser rapidement son prix. Il n'en était pas ainsi des sacs d'or ou d'argent. Une conséquence très importante fut que les moyens de paiement papier – particulièrement les traites tirées sur des emprunteurs jouissant d'un bon crédit – commencèrent à circuler. Mais Day insiste que « La circulation de moyens monétaires restait dans sa très grande majorité métallique. Même dans l'Angleterre du milieu du XVIIIe siècle, au seuil de la Révolution Industrielle, on estime que les pièces de monnaie représentaient 90 % de toute la monnaie en circulation... En 1861, les trois quarts de la monnaie en circulation en Italie étaient encore sous forme de pièces. »47

Quand la monnaie manque, les gens essaient d'économiser sur les biens et les services qu'ils achètent. Le résultat le plus fréquent est que les prix baissent. C'est exactement ce qui se passa au XVe siècle. Des estimations fiables indiquent que les prix des matières courantes dans toute l'Europe de l'ouest baissèrent entre 20 % et 50 %, entre l'an 1400 et l'an 1500. En Aragon, par exemple, l'indice des prix baissa d'environ 20 %.48 Le prix du blé anglais baissa de moitié entre 1360 et 1500 ; à Francfort le prix du seigle baissa encore plus.49 Des évolutions comparables, aux Pays-Bas et en Italie, montrent qu'il s'agissait d'un phénomène universel dans l'Europe du XVe siècle.

Pendant ce temps-là, néanmoins, la demande pour l'or était si forte que son prix évoluait dans l'autre sens. En Angleterre, où les développements sont représentatifs de ce qui se passait dans le reste de l'Europe, le prix de l'or monta lentement mais régulièrement, presque sans interruption, de 23 schillings l'once en 1345, à 40 schillings l'once en 1492.50 L'augmentation du pouvoir d'achat de l'or qui en résulta signifie que la quantité de marchandises qu'achetait une once d'or avait plus que doublé entre le début et la fin du XVe siècle. En conséquence, c'est l'une des rares périodes de l'histoire où l'or fut dépensé plutôt que thésaurisé.

 

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L'or a toujours été très désiré, mais la conjonction, à cette époque, de la baisse des prix des matières courantes et de l'augmentation du prix de l'or donna un coup de fouet supplémentaire à la recherche de nouvelles sources. Ainsi les grandes explorations du XVe siècle rétrospectivement apparaissent inévitables.

Mais étaient-elles inévitables ? On peut défendre le point de vue que les forces économiques n'étaient qu'une coïncidence à côté de la grande passion pour l'exploration des océans des années 1400. Ces voyages audacieux jusqu'au bout du monde n'étaient peut-être qu'une manifestation de plus de l'esprit de la Renaissance, une époque nouvelle qui secouait les façons de penser rigides que la religion avait imposées durant les Siècles obscurs et le Moyen Âge, une époque qui encourageait les expériences dans les arts, la culture et la science. Les progrès dans la navigation et l'accroissement des connaissances géographiques étaient des retombées naturelles des innovations importantes de la Renaissance en mathématiques, dans la science de la mesure et dans la maîtrise de la perspective. La volonté de découvrir le monde résume l'esprit de la Renaissance. Entre 1492 et 1500, le monde connu des Européens a plus que doublé ; 25 ans plus tard, il avait plus que triplé.51

À première vue, ces explications semblent sensées, mais l'argument selon lequel les grandes explorations ne pouvaient pas avoir lieu avant la Renaissance et son esprit de découverte conduit à deux conclusions étranges et contraires à l'intuition. Premièrement, si l'accroissement du pouvoir d'achat de l'or avait eu lieu durant une époque moins innovatrice, l’argument implique qu’il n'y aurait pas eu les Henri le Navigateur, Colomb, ou Magellan – des explorateurs qui ne pouvaient pas résister à la tentation des profits extraordinaires que pouvait rapporter la découverte de nouvelles sources d'or au delà des océans. Les marins auraient continué à naviguer le long des routes traditionnelles, comme s'il ne s'était rien passé sur le marché de l'or. Deuxièmement, si les grandes explorations étaient seulement la conséquence de l'esprit d'aventure et de connaissance de la Renaissance, ces voyages auraient eu lieu même si le prix de l'or avait été en baisse et celui des marchandises en hausse. Mais aucune de ces deux conclusions n'est raisonnable.

De plus, l’argument pour réfuter les spéculations ci-dessus ne s'arrête pas ici. La recherche de l'or n'était sans doute pas la seule motivation de ces aventures remarquables. Les rêves de gloire et, peut-être plus encore, la volonté de convertir les païens à la religion chrétienne faisaient sans doute aussi partie de ce qui inspirait les explorateurs. Cependant, les rêves de gloire et l'enthousiasme pour faire des païens des Chrétiens ne sont certainement pas spécifiques à la Renaissance. Les hommes ont toujours rêvé d'exploits extraordinaires, et les Chrétiens ont toujours fait preuve d'un prosélytisme énergique.

La soif inextinguible de l'or reste, à notre sens, l'élément décisif. La soif de l'or a toujours été grande, mais elle était particulièrement grande au XVe siècle. Les Espagnols et les Portugais et, plus tard, les Anglais, les Hollandais et les Français allieraient dans un flou bien commode le désir de faire des actions à la gloire de Dieu et le désir d'arrondir leur bourse. Il devait être très satisfaisant de constater que la volonté de devenir riche et puissant et la volonté d'apporter la parole divine aux peuples vivant dans l'ignorance pouvaient être combinées dans une seule et même entreprise.

Christophe Colomb le résumait bien quand il rendait compte à Ferdinand et Isabelle de ses premières rencontres avec les habitants des nouvelles terres qu'il venait de découvrir :

 

Vos majestés doivent se résoudre à en faire des Chrétiens, car je pense que... vous convertirez une population nombreuse à notre Foi, tout en acquérant de grands territoires et de grandes richesses et un grand peuple pour l'Espagne. Il ne fait aucun doute que ces terres contiennent une très grande quantité d'or.52

 

 

 

Notes du chapitre 8 : L'âge des catastrophes et les rançons des rois

 

1.      Tuchman, 1978, pp. xiii-xiv.

2.      Ibid., p. 41.

3.      Miskimin, 1977, Table 1, p. 21, et Tuchman, 1978, p. 94.

4.      Tuchman, 1978, pp. 96-100.

5.      Langer, 1952, p. 222.

6.      Fischer, 1996, p. 41.

7.      Bainton, 1952, p. 12.

8.      Tuchman, 1978, p. 353.

9.      Miskimin, 1989, VII, p. 486.

10.  Ibid., pp. 484-485.

11.  Miskimin, 1977, pp. 20-21.

12.  Day, 1987, p. 191.

13.  Miskimin, 1989, VII, p. 487.

14.  Day, 1987, p. 191 ; voir aussi Miskimin, 1989, VII, p. 488.

15.  Tuchman, 1978, p. 123.

16.  Miskimin, 1989, VII, pp. 488-489.

17.  Davies, 1995, p. 164.

18.  Feaveryear, 1963, pp. 33-34.

19.  Davies, 1995, p. 162.

20.  Tuchman, 1978, p. 378.

21.  Marx, 1978, p. 378.

22.  Tuchman, 1978, p. 130.

23.  Ibid., p. 144.

24.  Ibid., p. 150.

25.  Ibid., p. 152.

26.  Ibid., p. 151.

27.  Bryant, 1964, p. 139.

28.  Tuchman, 1978, p. 189.

29.  Ibid., p. 191.

30.  Ibid., p. 191.

31.  Ibid., p. 198.

32.  Davies, 1995, p. 165, dit que trois millions de couronnes en or étaient égales à £500 000. Feaveryear, 1963, p. 21, indique que les ouvriers gagnaient 1s 8d par semaine, et que cette même somme achetait un mouton ou, aussi, six gallons de bière.

33.  Leary, 1959, p. 343.

34.  Miskimin, 1977, p. 21.

35.  Le décompte de la population vient de Vilar, 1976, p. 49.

36.  Voir Kindleberger, 1993, p. 24.

37.  Le ducat pesait 3,5 grammes. Donc 4 tonnes métriques faisaient un peu plus d’un million de ducats.

38.  Day, 1978, p. 9.

39.  Kindleberger, 1993, p. 24.

40.  Vilar, 1976, p. 19.

41.  Day, 1978, p. 13.

42.  Ibid., p. 15.

43.  Ibid., p. 16.

44.  Challis, 1992, pp. 198-201.

45.  Day, 1978, p. 60.

46.  Kindleberger, 1993, p. 24. Voir aussi Davies, 1995, p. 184.

47.  Day, 1978, p. 142. Voir aussi Davies, 1995, pp. 184-186.

48.  Vilar, 1976, p. 45.

49.  Fischer, 1996, p. 51.

50.  Feaveryear, 1963, Appendice II.

51.  Davies, 1995, p. 175.

52.  Vilar, 1976, p. 64.



* Il y eut encore pire en matière de mauvais temps : en 1316, la mer Baltique gela ; Florence connut, en 1333, l'une des inondations les plus graves de son histoire ; les vents furieux de la mer du Nord, entre 1316 et 1404, à quatre reprises dévastèrent les côtes ; un prêtre norvégien au Groenland raconte qu'en 1350 « l'effondrement des avancées des glaciers avaient rendu les anciennes voies maritimes impraticables » (voir Day, 1978, p. 187).

* Jeanne de Bourgogne, dite "la Boiteuse" (c.1293 – 1348). (NdT)

** Il fut brutalisé, à Anagni, par un envoyé du roi de France. (NdT)

* Les « Grandes compagnies » qui ravagèrent la France entre les principaux épisodes de la Guerre de Cent Ans. Du Guesclin en débarrassa le royaume en les emmenant combattre en Espagne en 1366. (Source : Dictionnaire Larousse.)

** Henry Bolingbroke, qui se fit couronner sous le nom d’Henry IV, mit un terme à la dynastie des Plantagenêts et inaugura celle des Lancastres. Cette-ci se termina, avec la Guerre des Deux-Roses à la fin du XVe siècle, au profit de la dynastie des Tudors. (NdT)

*** Au milieu du siècle seulement. La fin du siècle connaîtrait au contraire une pénurie de monnaie. (NdT)

* "Pierre le Laboureur", un long poème anglais publié vers 1362. (NdT)

* Néanmoins, l'épithète « le bon », donné à Jean, ne faisait pas référence à sa bonté mais à sa bravoure. (NdT)

* C'est l'épisode bien connu des écoliers français où le future Duc de Bourgogne dit à son père : « Père, gardez-vous à droite ! Père, gardez-vous à gauche ! » (NdT)

* Willie Sutton (1901-1980), célèbre dévaliseur de banque américain. (NdT)

* Dans ce même cadre, le Traité de Methuen, qui vint plus tard, en 1703, autorisait les vins portugais à entrer en Angleterre avec des droits de douane d'un tiers inférieur à ceux imposés sur les vins français, tandis que le Portugal acceptait d'importer de Grande-Bretagne diverses marchandises, que les Portugais ne pouvaient pas produire eux-mêmes, pour les envoyer au Brésil (par exemple des textiles). L'or brésilien était enfin expédié en Angleterre pour payer les achats qui n'étaient pas couverts par les vins portugais. Les pièces d'or brésiliennes étaient monnaie courante en Angleterre à cette époque. Certains spécialistes considèrent que ce traité transforma le Portugal en colonie anglaise (voir Kindleberger, 1996c, p. 71).

* Il est possible que même cela soit sous-estimé. Voir Day 3, note de bas de page n°8.

** En 2005, elle est devenue beaucoup plus importante à la suite des découvertes et des exploitations durant tous les siècles qui ont suivis, mais elle ne remplirait encore qu’un cube d’environ 20 mètres de côté. (NdT)